•  Madame P est une vieille dame que je visite dans le cadre de mon métier. Toutes les semaines je me rends chez elle pour 45 minutes et nous travaillons ensemble… Madame P a la mémoire qui flanche, comme dit la chanson, elle voit mal et entend mal sans ses appareils auditifs. Elle vit seule chez elle, une jolie maison dans la campagne. Elle est née là, elle a vécu là mais il n’est pas sûr qu’elle y mourra. La mort, elle l’invoque bien souvent ; A près de 90 ans, c’est normal. Elle aimerait partir comme elle dit, elle ne veut pas embêter ses enfants. D’ailleurs, ajoute-t-elle on n’intéresse plus personne quand on est vieux, les gens viennent vous voir par pitié, c’est tout.

    Madame P est athée, même « pire » qu’athée : elle déteste tout ce qui peut évoquer, de près comme de loin, le moindre signe religieux.

    Un jour qu’elle me posait une question, je ne sais plus quoi exactement et d’ailleurs c’est sans importance, je lui répondis « Grands Dieux, Non ». Que n’avais-je point dit ! Elle s’est redressée, presque méchante et m’a répondu : « Je vous interdis de prononcer le nom de Dieu chez moi, vous êtes catho, vous, je suis sûre et je déteste les cathos ». Depuis ce jour, je la taquine car, imaginez vous que ses petites filles ont eu la bonne idée, outre le sapin traditionnel de Noël d’y ajouter une crèche, certes modeste mais crèche quand même. Heureusement que Madame P voit mal !!! Elle ne l’avait pas remarquée ! Elle ne voit que son faux sapin blanc comme neige et de me dire à chaque fois: "vous avez-vu mon beau sapin"? Et moi, donc de lui rétorquer; "oh, la jolie petite crèche!". C'est une sorte de petit jeu qu'elle redécouvre à chaque fois puisqu'elle ne se souvient plus m'en avoir déjà parlé... Mais ça la fait rire!

    Au début quand je venais, Madame P me voyait arriver avec grand déplaisir car elle n’aime pas le monde dit-elle, elle voudrait qu’on lui fiche la paix et j’avais droit alors à quelques phrases désobligeantes mais qui se terminaient toujours par : « ce sont mes filles qui veulent, moi, ça ne m’intéresse pas mais puisque vous êtes là, allons-y » et nous nous mettions à travailler : évocation de noms, de verbes, d’adjectifs, de synonymes, d’antonymes ; exercices de mémoire immédiate, très difficile pour elle de se rappeler trois dessins et dans quel ordre ils sont apparus...

    Ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est me raconter sa vie, son métier quand elle habitait Lyon pendant un temps alors, parfois je prends le temps de la questionner, ça lui fait penser qu’elle a existé.

    Depuis cette année scolaire, j’ai changé mes horaires et je viens en début d’après-midi ; ça lui convient à peu près, elle est mieux disposée à mon égard même si elle fronce les yeux, pensant que c’est sa fille qui arrive (et oui, elle voit très mal).

    Madame P marche de moins en moins… Avant elle marchait un peu pour promener son vieux chien qui, au moindre de mes mouvements sur le banc se mettait à aboyer (que voulez-vous, il ne lui manquait que la parole à ce clebs), croyant que je partais.

    Depuis deux mois environ, à chacune de mes visites, Madame P m’accueille, le rituel s'établit: "Comment ça va aujourd'hui, Mme P ?" et invariablement de me répondre :

    « Oh, ça va mal! Vous savez que mon chien est mort ? »

    Son pauvre et vieux U, emporté par une piroplasmose fulgurante… l’a quittée et Madame P marche de plus en plus difficilement…

     


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